L’industrie tuilière du bassin de Séon au 20e siècle
Contexte historique
Jusqu’au XIXe siècle, la zone arrière-portuaire de Marseille conserve une vocation agricole dominante, axée sur la production de fruits, de vin et d’olives. À partir de 1863, l’épidémie de phylloxéra ravage les vignobles européens, provoquant une crise agraire majeure dès 1864 et poussant les paysans démunis vers l’industrie extractive pour s’embaucher. Ce territoire, alors peu urbanisé et excentré, attire les capitaines d’industrie exploitant les mines de charbon, comme celles de la Compagnie des mines de la Grand’Combe ou les tuileries du bassin de Séon, nécessitant un désenclavement via le chemin de fer pour transporter minerais et argiles.
Dès le milieu du XIXe siècle, les fabriques artisanales de tuiles évoluent en usines modernes, transformant le paysage en un alternat d’excavations argileuses et de cheminées de fours. L’expansion des tuileries culmine entre 1840 et 1895 : en 1820, le bassin de Séon compte 19 tuileries (100 ouvriers, 4,5 millions de tuiles/an) et 16 briqueteries (70 ouvriers, 2,3 millions de briques/an) ; en 1878, une cinquantaine d’établissements, dont 14 grandes usines à vapeur produisant 30 000 tuiles/jour chacune, emploient 3 000 ouvriers ; de 1884 à 1900, plus de 6 000 salariés, dont 2 000 en carrières. Ce boom résulte d’une conjonction factorielle : découverte de gisements lors du chantier ferroviaire Marseille-Avignon (1840), besoins en briques pour le tunnel de la Nerthe, canal de Marseille (1849) palliant la pénurie hydrique, galerie de la mer (1885-1907) équipée d’une voie ferrée pour évacuer stériles, eaux de mine et charbon vers Marseille, et modernisation des tuileries parallèle à l’essor des machines à vapeur, de la ligne ferrée (1845) et de l’agrandissement portuaire (1853).
En 1842, le quartier de Séon dénombre 60 fabriques artisanales (700 ouvriers, 10 par unité). L’implantation de la tuilerie Martin Frères illustre cette transition : cadastre de 1820 (parcelle 3100, vigne de François Marcellin et Anne Sacoman juxtaposée à graviers et plage) ; vers 1831, vente et construction massive (189 portes/fenêtres en 1833, indiquant une usine bord-de-mer peu remaniée jusqu’en 1900) ; industrialisation dès 1844 via brevets, passant à 800 ouvriers pour 90 fabriques en 1850 et 1 800 pour 94 en 1874, avec +100 salariés en moins de 20 ans pour Martin seule. À la fin du XIXe siècle, le bassin de Séon (Saint-André, Saint-Henri, l’Estaque) devient le premier pôle tuilerie de Marseille, sur un site gallo-romain (fours potiers, cuves vinicoles, église de 1153, seigneurie de 1298). Aujourd’hui, seule la tuilerie Monier subsiste à Saint-André.
Approche critique
L’histoire des industries extractives du bassin de Séon mobilise initialement une main-d’œuvre italienne et espagnole au XIXe siècle, puis, entre-deux-guerres, des populations coloniales via contrats négociés entre la Chambre de commerce de Marseille et le gouverneur d’Algérie, spoliant la paysannerie maghrébine et favorisant l’exode rural. Dès 1907, les Kabyles remplacent les Italiens lors de grèves (huilerie Maurel & Prom), modérant les revendications ouvrières ; rue de Kabylie à Saint-André en témoigne. Post-1930, Algériens, Sénégalais et Cambodgiens (transfert des Milles en 1992) dominent, illustrant une substitution raciale au service du capital extractiviste.
La part de la main-d’œuvre coloniale dans l’industrie tuilière à Marseille, particulièrement dans le bassin de Séon, devient significative à partir de l’entre-deux-guerres. Initialement, l’industrie tuilière mobilisait massivement une main-d’œuvre italienne, qui représentait entre 70 et 75% des ouvriers dans les tuileries de Saint-Henri dès les années 1860. Cette main-d’œuvre italienne était majoritaire et utilisée pour ses coûts réduits et sa résistance à la pénibilité du travail.
Au plus haut de l’appel à la main-d’oeuvre coloniale dans les industries marseillaises, comme les huileries, savonneries et tuileries, elle pouvait atteindre jusqu’à 100% dans certains secteurs. Bien que les chiffres exacts pour l’industrie tuilière seule soient rares, on sait que dans des branches industrielles similaires à Marseille, les ouvriers coloniaux représentaient une part majoritaire sur les segments les plus difficiles et les moins valorisés. En bref, la main-d’œuvre coloniale a constitué une proportion croissante des effectifs ouvriers dans l’industrie tuilière de Marseille pendant la première moitié du XXe siècle, remplaçant largement les travailleurs européens début XIXe et jouant un rôle clé dans le maintien d’une main-d’œuvre bon marché et peu revendicative dans ce secteur très exigeant physiquement.
La fermeture imminente de la tuilerie Monier (juin 2026, plan social pour 52 salariés négocié novembre 2025) par BMI, au profit de Limoux (Aude), révèle l’insoutenabilité : crise du logement, flambée gazière post-Ukraine, site vieillissant, coûts doublés vs. usine automatisée limousine (80% argile de Puyloubier/Espagne, transports élevés). L’épuisement des ressources argileuses fragilise sols et usages (habitat, logistique, Grand Littoral), marquant la fin d’un modèle industriel colonial : extraction intensive, mono-cultures ouvrières immigrées, altération irréversible du territoire, sans cohabitation viable avec un développement durable.
Auteurs et autrices
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CHABANI Samia
Coordinatrice générale d’Ancrages, journaliste Diasporik
Pour citer
(2025). “L’industrie tuilière du bassin de Séon au 20e siècle”, Mars Imperium (http://marseille.marsimperium.org/l-industrie-tuiliere-du-bassin-de-seon-au-20em), page consultée le 8 décembre 2025, RIS, BibTeX.