Contexte historique

Le savon d’Alep, apparu en Syrie à Alep il y a plusieurs millénaires, utilise de l’huile d’olive locale, de la soude végétale et de l’huile de baies de laurier ; produit de luxe prisé par les princesses et favorites des sultans dans les harems orientaux, il fut importé en Europe par les croisés au Moyen Âge. En Provence, les matières premières abondent (huile d’olive, soude et sel de Camargue), permettant à Marseille de s’imposer au XVIIIe siècle comme le premier fabricant français de savon. En 1688, l’édit de Colbert sous Louis XIV institutionnalise le savon de Marseille en fixant ses règles strictes : cuisson dans de grandes chaudières, usage exclusif d’huile d’olive pure sans graisses animales, garantissant un produit de qualité incontournable.

Pendant la révolution industrielle, les savonneries provençales s’adaptent au contexte colonial et économique : dès le début du XIXe siècle, la croissance marseillaise est bloquée par la hausse du prix de l’huile d’olive, due à la sous-production méditerranéenne et à la demande européenne croissante. Face aux savons anglais (fabriqués à Londres, Bristol et Liverpool avec huiles de lin, palme ou arachide de moindre qualité), les savonniers marseillais optent pour une fabrication mixte préservant la qualité, via l’importation massive d’huiles végétales coloniales. Cela déclenche un boom agricole extractiviste en Afrique de l’Ouest : le Sénégal et la Guinée se couvrent de champs d’arachides pour alimenter les usines marseillaises, transformant ces territoires en plantations mono-culturelles au service de l’industrie métropolitaine. À partir des années 1940, la savonnerie décline avec les détergents synthétiques, la machine à laver, les grandes surfaces et la concurrence de produits bon marché ; pourtant, un retour actuel valorise ses vertus écologiques et biodégradables.

Approche critique

L’essor de la savonnerie marseillaise révèle un modèle extractiviste typique de l’impérialisme industriel français : si l’édit de Colbert consacre un savoir-faire local de qualité, l’adaptation au XIXe siècle repose sur l’exploitation coloniale intensive d’huiles végétales (arachide, palme), arrachées aux sols africains via des cultures imposées qui épuisent les terres, déstructurent les économies locales et servent exclusivement les profits des industriels marseillais. Ce « boom agricole » au Sénégal et en Guinée n’est pas un développement partagé, mais une extension du port de Marseille comme hub d’extraction, où les colonies fournissent des matières premières bon marché pour concurrencer les Anglais sans altérer l’image premium du produit.
Cette dynamique questionne le récit valorisant l’innovation provençale : les infrastructures portuaires et le procédé mixte masquent une dépendance à un système colonial violent, où l’huile d’olive « pure » cède à l’extractivisme tropical, préfigurant les déséquilibres Nord-Sud actuels. Aujourd’hui, le renouveau « naturel » du savon de Marseille occulte souvent ces racines, invitant à une reconnaissance patrimoniale nuancée par la mémoire des impacts coloniaux sur les territoires fournisseurs.

Auteurs et autrices

  • CHABANI Samia

    Coordinatrice générale d’Ancrages, journaliste Diasporik

Pour citer

CHABANI Samia (2025). “Les huileries & savonneries Rocca et Tassy de Roux”, Mars Imperium (http://marseille.marsimperium.org/les-huileries-savonneries-rocca-et-tassy-de-ro), page consultée le 8 décembre 2025, RIS, BibTeX.